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segunda-feira, maio 28, 2007

Mais um pouco de beleza...comentada.






Revue des Ressources

Novalis et la poésie originelle
lundi 15 janvier 2007 par Laurent Margantin


Dans les Grains de pollen publiés dans le premier cahier de l’Athenäum (mai 1798), Novalis écrit : "Nous sommes en mission : appelés (berufen) à la formation de la terre"[1]. Pendant la même période, ses cahiers de notes sont parcourus d’éloges de la poésie et du "poète transcendantal", qui paraît être le seul à pouvoir accomplir cette Bildung der Erde. On peut y lire par exemple : "Le poète véritable est omniscient et est un monde réel en miniature" ; "L’homme authentiquement moral est poète" ; "L’artiste se tient au-dessus des hommes, comme la statue sur son piédestal" ; "Seul un artiste peut deviner le sens de la vie"[2]. Qu’en est-il de ce lien si secret, si profond et si intense qu’établit Hardenberg, dès les premiers mois de son séjour à Freiberg, entre le chaos de la terre et la parole poétique ?

Novalis découpe l’histoire du verbe poétique en trois périodes, ou en trois "genres" : 1) La poésie naturelle (Naturpoesie). 2) La poésie-art (Kunstpoesie). 3) La poésie romantique. La seconde est potentialisation de la première, la potentialisation étant création ou critique, puisque, comme l’a montré Walter Benjamin, toute véritable critique est en fait une œuvre potentialisée (à la puissance 2, 3, 4, etc.)[3]. S’il en est de même de la troisième à l’égard de la seconde, c’est d’une manière toute différente : elle est certes une potentialisation, mais le créateur connaît désormais les règles fondamentales de la critique, c’est-à-dire qu’il sait comment il est possible, à partir d’un germe ou de toute une série de germes que renferme ou délivre une œuvre, de créer de nouveaux chefs d’oeuvre. La poésie-art serait celle de Goethe qui, à partir de règles métriques propres à la poésie grecque (qui est, dans le schéma de Schiller, la poésie naturelle, "naïve") "invente" une poésie allemande. Mais Goethe s’élève à un nouveau degré de la poésie universelle sans conscience de l’opération critique qu’il réalise : il croit même, avec Schiller, retourner aux origines de l’hellénité, à la pureté d’une parole qui se déferait du "grammaticalisme" de Klopstock. Il ignore la progression de l’art vers l’avènement d’un réseau qui ferait de l’ensemble des époques artistiques un seul Temps (un espace en fait) au sein duquel l’artiste romantique pourrait traduire à volonté, et faire entendre, à travers l’ensemble polyphonique de l’histoire de l’art déployée en un multivers, l’unité d’une seule voix. La poésie romantique est justement cette entreprise d’intégration magistrale d’un tout encore en germe ou partiellement disséminé, elle est, comme l’écrit Schlegel dans son fameux fragment 116 de l’Athenäum, "progressive" : "La poésie romantique est une poésie universelle progressive. Elle n’est pas seulement destinée à réunir tous les genres séparés de la poésie et à faire se toucher poésie, philosophie et rhétorique. Elle veut et doit aussi tantôt mêler et tantôt fondre ensemble poésie et prose, génialité et critique, poésie d’art et poésie naturelle, rendre la poésie vivante et sociale, la société et la vie poétiques, poétiser le Witz, remplir et saturer les formes de l’art de toute espèce de substances natives de culture, et les animer des pulsations de l’humour"[4].

La poésie romantique se caractérise par le fait qu’elle reconnaît à la base de toute créativité romantique une capacité à mêler des éléments les plus divers, ou mieux : le génie de faire naître à partir de germes préexistants une nouvelle diversité qui sera perçue aussi bien comme une unité, puisque toute grande création a pour visée la régulation d’une diversité en un individu, l’œuvre. Celle-ci est "hautement romantique" lorsque son exécution équivaut à l’intégration d’un très grand nombre d’éléments. Mais toute poésie n’est-elle pas en vérité romantique puisqu’elle opère à partir d’une diversité ? On peut seulement dire que profondément romantique est la poésie qui se sait potentialisation, qui se définit comme telle, poésie de la poésie, parole qui déploie l’infini à partir du fini, parole qui se fonde elle-même sur ce que Novalis appelle une "poétique de l’infini"[5].

Cette théorisation de la poésie romantique se produit pendant le premier semestre de l’année 1798. En mai paraît le premier cahier de l’Athenäum, auquel a travaillé Friedrich Schlegel à Berlin. D’entrée de jeu, il y publie les Grains de pollen, après en avoir extrait treize fragments qu’il intègre à ses propres fragments, et en avoir ajouté quatre des siens (ce qui est une manière assez nette d’imposer le mélange en littérature, et un mode de "fécondation réciproque"). Quelques mois plus tard, à la fin du mois d’août exactement, Novalis, les frères Schlegel, Caroline Schlegel, Gries, Schelling et Fichte se retrouvent pour la première fois tous ensemble à Dresden, où ils visitent la Galerie de Peinture qu’abrite le Stallgebäude, et le musée des marbres antiques du Palais Japonais[6]. C’est entre ces deux temps forts que Novalis fait entrer en communication le champ de physique avec celui de la poésie, opération saluée ainsi par Friedrich Schlegel dans ses "Fragments sur la physique" composés et communiqués à son ami lors de son séjour à Dresden : "La nature n’est pas infinie, mais elle devient infinie.(...) La philosophie de Novalis veut absorber la physique"[7]. Schlegel le sait : la philosophie de Novalis se confond avec une poétique : "La philosophie est la théorie de la poésie. Elle nous montre ce que doit être cette dernière, c’est-à-dire Un et Tout"[8], avait écrit Novalis quelques mois auparavant. Seul le poète peut célébrer les noces de l’esprit et de la nature, au travers de ce qu’on pourrait appeler une "infinitisation réciproque" : l’infini de la nature (encore inconnu) ouvrant la poésie à son propre infini (également à explorer), et inversement. C’est seulement par ce jeu réglé entre deux mondes infinis (celui de la conscience poétique et celui de la nature) qu’apparaîtra, pour s’étendre éternellement, l’univers romantique.

A son retour de Dresden, Novalis sera plus emphatique encore : "La poésie est véritablement le réel absolu. Ceci est le noyau de ma philosophie. Plus poétique, d’autant plus vrai"[9]. En écrivant ces lignes, Novalis a le sentiment, au cours de ce qu’il appelle un "voyage d’exploration" (Entdeckungsreise) ou une "chasse", d’avoir "abordé des rivages très prometteurs - qui sont peut-être la frontière d’un nouveau continent scientifique". Mais avant d’atteindre ce continent, il faut naviguer encore, et tâcher d’explorer les "nouvelles îles (qui) fourmillent dans cet océan"[10]...

C’est grâce à la poésie que nous pouvons faire l’expérience positive du chaos. Dans une lettre à August Wilhelm Schlegel[11], Hardenberg compare la poésie à une "mer éternellement silencieuse" dont chaque courant (ou excitation, puisqu’il emploie le mot Reiz) parcourt tout l’ensemble, "qui se brise seulement à la surface en des milliers de vagues contingentes"[12]. Cette mer n’est rien d’autre que l’empire illimité des formes mêlées, fluides qui parcourent l’histoire de l’humanité et l’animent. Friedrich Schlegel, dans son Entretien sur la poésie qui paraîtra deux ans plus tard dans l’Athenäum, compare lui aussi la poésie à une mer. Celle-ci fut d’abord un fleuve, fleuve dont la source se situe, "pour nous Modernes", en Grèce, chez "Homère et l’ancienne école des Homérides" : "Il y avait là une source intarissable de poésie, malléable à l’infini ; un fleuve puissant de la représentation (Darstellung) où chaque vague de la vie venait mugir après l’autre, une mer paisible où la plénitude de la terre et la splendeur du ciel se reflétaient l’une l’autre fraternellement". Et Schlegel ajoute : "De même que les savants cherchent dans l’eau le commencement de la nature, de même le fluide est la figure de la poésie la plus ancienne"[13]. C’est à l’artiste moderne, romantique, de se souvenir de cette eau originelle qui, par la suite, a formé un océan, "car le propre de tout art est par essence de se rattacher à ce qui a déjà reçu forme (...)"[14]. Réminiscence qui passe par la connaissance de la cohérence élastique, liquide de cet empire océanique, de toutes les forces qui articulent ce monde mouvant, car ce n’est que par les "mouvements des membres" qu’il est possible d’approcher l’unité immobile de l’esprit qui fait vivre l’ensemble : ainsi est-il donné à l’homme, à travers les sens, d’apercevoir la raison[15].

Ce monde de la poésie universelle est, pour Novalis, un analogon du chaos sensible. Mais l’organon romantique est encore replié dans la nuit de la conscience, comme un ensemble d’organes préformés qu’il s’agirait de développer : si l’art forme un seul tout dans lequel sont mêlées toutes les différentes formes - épopée, sonnet, hymne, etc.-, il reste à explorer cette variété, la logique de ce mélange, pour tâcher de déployer l’art à un niveau supérieur. Car : "Avant l’abstraction tout est un, mais comme un chaos ; après l’abstraction tout est de nouveau uni, mais cette unité est une union libre d’êtres autonomes, autodéterminés. Un amas s’est changé en société, le chaos s’est métamorphosé en un monde multiple"[16]. Par l’expérience de ce chaos des formes, par la découverte de l’esprit supérieur qui les agence et les relie, c’est l’Idée de l’art qui apparaîtra et fera du système romantique un véritable organisme, puisque c’est le propre de tout organisme d’exprimer une finalité.

Le monde doit être élevé au rang d’œuvre d’art. En revenant de Dresden, Novalis s’excuse auprès de Caroline Schlegel de l’avoir laissée sans nouvelles : "Celui qui a la nature et le monde à bâtir ne peut vraiment pas se détourner de sa tâche"[17], lui écrit-il. Suivent les lignes que nous avons précédemment citées, où Hardenberg parle du "nouveau continent scientifique" qu’il approche petit à petit, et puis, un peu plus loin encore, quelques lignes concernant la Naturphilosophie de Schelling, une de ces nombreuses îles qui fourmillent dans l’océan bordant la terra incognita : "Plus je pénètre profondément l’immaturité de L’âme du monde de Schelling - et plus son esprit me paraît être intéressant - qui pressent ce qui est supérieur et auquel manque seulement le pur don de reproduction (Wiedergebungsgabe), don qui fait de Goethe le physicien le plus curieux de notre temps. Schelling saisit bien - il conserve déjà beaucoup moins bien - mais il ne sait pas reproduire"[18]. Goethe sait quant à lui construire son "objet" (plante, insecte, etc.) : en poète, il possède non seulement une Idée de la plante supérieure, mais il connaît aussi les chemins qu’emprunte celle-ci tout au long de sa Bildung, et il sait restituer par l’écriture la vie organique (parfois infime) de telle ou telle partie de la plante, grâce à la qualité plastique de son style. Dans un texte écrit quelques jours auparavant, Novalis évalue le style de Goethe, en lien direct avec son activité de naturaliste. "Goethe est un poète entièrement pratique, écrit-il. (...) Ses observations sur la lumière, sur la métamorphose des plantes et des insectes sont des confirmations, et en même temps les preuves les plus convaincantes que l’exposé didactique est aussi l’affaire de l’artiste. On pourrait affirmer avec raison que Goethe est le premier physicien de son temps - et qu’en fait il fera date dans l’histoire de la physique"[19]. Certes, il manque à Goethe une certaine ampleur : il ne s’attache qu’à certains objets, et n’étend guère son champ d’investigation. Manque de témérité peut-être. Mais il sait du moins considérer, traiter la nature comme une "vivante antiquité", c’est-à-dire qu’il sait, comme Winckelmann avec l’art grec, révéler, par l’écriture, les beautés plastiques, formelles de son objet. "La nature et la compréhension de la nature naissent ensemble, comme l’antiquité et la compréhension de l’antiquité", remarque ensuite Novalis, "car on se trompe beaucoup si l’on croit que des antiquités ont existé". L’esprit extrait de lui-même (Novalis écrit : bringt durch das Auge hervor) , ou "tire de son propre fond", dirait Leibniz, la forme de la pierre sculptée (gehauner Stein), qui n’est que le fragment d’un monde inconnu parce qu’englouti. "Les restes de l’Antiquité ne sont que des excitations spécifiques à la formation de l’art antique"[20], art qui n’est que création humaine et n’est jamais donné. Elever le monde au rang d’œuvre d’art, c’est reconnaître qu’il n’est pas "toujours déjà là", mais que c’est à l’homme de le former, de le créer à travers l’art. Aucun artiste ne dépasse Goethe dans "l’art de formation" (Bildungskunst). Mais quel dommage qu’il ne se risque pas dans le champ ouvert par l’esprit romantique, champ de la variété et de l’universalité ! Alors il pourrait employer son don de formation de multiples manières, et, tel les Grecs, faire de sa vie et du monde tout entier un chef d’œuvre.

Le poète remplirait sa mission (former la terre) qui composerait un livre reflétant, ou plutôt : reproduisant la diversité naturelle. Alors celle-ci serait intégrée peu à peu, de lecture en lecture, par l’esprit humain, et une union réelle, profonde, intime naîtrait entre l’homme et l’univers. Mais où sont-ils, les livres du nouveau continent ? Ils restent à écrire. "L’art d’écrire des livres, écrit Novalis en conclusion des Grains de pollen, n’a pas été encore inventé. Mais il est sur le point de l’être"[21]. Le livre romantique exprimerait une idée de la Terre, il nous ferait voyager dans de nombreux pays, dans diverses époques, nous mettrait en contact avec chaque partie de la planète, nous révèlerait toute une série de liens, de passages, de courants formant l’intérieur - grottes, profondeurs, labyrinthe de galeries - et la surface du monde - fleuves, océans, forêts, montagnes, peuples de plantes, d’animaux et d’hommes. Ce livre communiquerait un sentiment plus fort, plus vigoureux, plus global de l’univers.

Il y eut autrefois des livres de fables. On y découvrait l’idée de l’auteur sans difficulté : celui-ci formait sa matière, son sujet selon ses propres règles, sans se soucier d’une quelconque adéquation entre la fable et la réalité. "L’âme de l’œuvre d’art (était) aussi nue que possible, (apparaissait) à la surface"[22]. Proche en cela de la caricature, de tels livres se souciaient peu du détail de leur sujet : ils grossissaient les traits de leurs personnages, simplifiaient le cours des événements, ramenaient tout l’univers à une immense fable.

La fable révèle peut-être l’essence de la littérature, car "le monde des livres n’est en fait que la caricature du monde réel"[23]. Il n’y a sans doute jamais eu et il n’y aura sans doute jamais de "réflexion" du monde dans un livre, même si celle-ci est bel et bien la tâche (Aufgabe) à accomplir. Tous deux - le livre et le monde -, comme l’esprit et la matière, proviennent de la même source, source à jamais perdue, oubliée, et qu’il ne faut pas songer à retrouver. Pensons plutôt à la dérive d’un fleuve dans lequel se jettent toujours plus d’affluents, pensons surtout à l’accès qu’il offre à un estuaire, à un océan. Et pour dériver avec le fleuve, refusons tous ces fragments littéraires repliés sur eux-mêmes, germes étouffés dont débordent nos librairies, livres ineptes parce que leurs auteurs sont inaptes à ouvrir l’esprit du lecteur à la réalité si chatoyante du réel. "La plupart des hommes, y compris la plupart des érudits, n’ont qu’une vision livresque du monde réel - qu’une vision fragmentaire - (...). Beaucoup de livres ne sont que des représentations de telles visions isolées, fragmentaires de la réalité"[24].

Qu’en est-il du rapport de l’homme et du monde ? demande le poète. Est-il possible d’engager un dialogue entre les choses et l’homme, dialogue grâce auquel le chaos "s’effacerait" au profit d’une harmonie (qui comme nous le verrons ne peut être véritablement conçue comme une négation ou un dépassement du chaos) ? En vérité, c’est bien là le projet initial de Novalis : établir une parfaite réflexion du macrocosme dans le microcosme, et inversement[25]. Dès les Fichte-Studien, on peut lire : "Notre monde intérieur doit correspondre entièrement, jusque dans les plus petites parties, au monde extérieur"[26]. Ou bien : "Nous devons chercher à créer un monde qui soit le pendant du monde extérieur - monde qui, étant en tout point déterminé, étendra toujours plus notre liberté"[27]. August Wilhelm Schlegel, dans ses Leçons sur l’art et la littérature, parle en des termes très semblables du travail de l’artiste, qui doit réaliser avec la nature une "détermination réciproque et générale", et du lien macrocosme-microcosme : "Les astrologues ont nommé l’homme Microcosmos, le petit monde, ce qui du point de vue philosophique se justifie parfaitement. Car la détermination réciproque et générale de toutes choses fait de chaque atome un miroir de l’Univers"[28]. Cette croyance en une réciprocité à rétablir entre l’homme et le monde ne peut conduire qu’à une remise en cause de la philosophie kantienne qui opère une scission entre le domaine de l’entendement et la diversité sensible[29]. A. W. Schlegel se représente ce dépassement du dualisme kantien un peu comme un "saut dans l’inconnu", saut sans lequel, toutefois, aucune harmonie n’est possible entre la matière et l’esprit, et aucune révélation de l’art : "Mais puisque, aux dires de l’entendement, l’esprit et la matière sont dans une opposition totale, en sorte qu’aucun passage graduel de l’un à l’autre ne se produit, la question est de savoir comment nous en venons à vouloir une révélation matérielle du spirituel, et inversement une reconnaissance du spirituel dans la matière ?"[30]. Seul l’art permet ce passage dans les deux sens, et en un seul acte, entre le monde de l’esprit et celui de la matière (originellement un) : la représentation, si elle est spiritualisation du sensible, est aussi "sensibilisation du spirituel".

Un Märchen composé par Novalis s’achève par l’accord ou le mariage de la parole et des choses, du livre et du monde : il s’agit de l’un des contes des marchands dans Henri d’Ofterdingen. L’amour seul rend possible ce mariage, l’amour d’un homme et d’une femme par exemple. Celle-ci, fille d’un roi, représente le royaume poétique, royaume céleste : "Lorsqu’aux beaux jours de fête, en sa robe d’une blancheur éclatante, au milieu d’un groupe de gracieuses compagnes, on la voyait suivre avec une attention recueillie le tournoi poétique des trouvères inspirés (...), on croyait qu’elle incarnait l’âme de cet Art souverain (...)"[31]. Lui, c’est un jeune homme vivant avec son père dans la forêt : il se livre "exclusivement à l’étude de la nature", loin de la vie de la cour, explorant la faune et la flore "pour saisir les intentions secrètes de l’Esprit de la nature à travers les actions qu’exercent ses multiples et charmantes manifestations extérieures"[32]. Malgré son ignorance des règles de composition poétique, il possède pourtant une "voix douce et pénétrante" et une "éloquence agréable"[33]. Grâce à son union avec la fille du roi, c’est à la fois la parole éthérée de la princesse qui sera fertilisée par la vie de la terre, et la poésie de la nature qui sera révélée, celle-ci ayant trouvé son médiateur avec le ciel des mots, un homme, un poète.

Car il existe une poésie de la nature, parallèle à la "poésie de l’esprit". C’est celle qu’évoque Friedrich Schlegel au début de son Entretien sur la poésie :

Incommensurable et inépuisable est le monde de la poésie, de même que la richesse de la nature dispensatrice de vie l’est en plantes, animaux et formations de toute sorte, de toute forme et de toute couleur. C’est au point que ces oeuvres artificielles ou ces produits naturels qui ont forme et nom de poèmes, même l’esprit le plus vaste sera difficilement assez vaste pour tous les contenir. Et que sont-ils comparés à la poésie sans forme ni conscience qui palpite dans les plantes, rayonne dans la lumière, sourit dans l’enfant, étincelle dans la fleur de la jeunesse, s’embrase dans le coeur aimant des femmes ? - C’est pourtant cette poésie qui est la première, l’originaire, et sans laquelle assurément il n’existerait pas de poésie du verbe. Oui, nous tous, autant que nous sommes, nous les hommes, n’avons à jamais et pour l’éternité d’autre objet de joie, d’autre matière d’activité que cet unique poème de la divinité dont nous sommes aussi une part et la floraison - la terre[34].

On le voit, à la "poésie du verbe" répond une "poésie originelle", plus vaste et pourtant bien moins connue que la première. Il reste à la révéler, en éveillant l’homme, par l’invention d’une vision - ce qui engage une série d’opérations, d’expérimentations très diverses - à la poïésis naturelle. De cette révélation dépend une possible re-production du monde à travers l’écriture du Livre.

(extrait de Système minéralogique et cosmologie chez Novalis, ou Les plis de la Terre, Paris, L’Harmattan, 1998)

[1] HKA, II, p. 427

[2] HKA, II, p. 592 ; II, p. 536 ; II, p. 534 ; II, p. 562.

[3] Cf. John Neubauer, Zwischen Natur und mathematischer Abstraktion : der Potenzbegriff in der Frühromantik, in Richard Brinkmann (hrsg.), Romantik in Deutschland, Stuttgart, 1978p. 175-186.

[4] L’absolu littéraire, op.cit., p. 112. Pour une interprétation de ce fragment, cf.Tzvetan Todorov, Théories du symbole, chap. intitulé „La crise du romantisme“, Paris, Seuil, p. 231-234.

[5] Lettre à August Wilhelm Schlegel du 12 janvier 1798, HKA, IV, p. 247. Dans les mois qui précédent, Novalis a lu ou relu le Laocoon de Lessing, qui parle de "la vaste sphère de la poésie, du champ illimité de notre imagination, de l’immatérialité (Geistigkeit) de ses images qui peuvent voisiner en un nombre et une variété infinie sans s’obscurcir ou empiéter l’une sur l’autre, comme le feraient les objets mêmes ou leurs images matérielles dans les étroites limites de l’espace et du temps." Laocoon, chap. VI, traduit et présenté par Jean Bialostocka, Paris, Hermann, 1964, coll. Miroirs de l’art, p. 71.

[6] Cf. Alfred Schlagdenhauffen, Frédéric Schlegel et son groupe / La doctrine de l’Athenaeum (1798-1800), Paris, Les Belles Lettres, 1934, Chap. VI.

[7] HKA, III, p. 90.

[8] HKA, II, p. 590-591.

[9] HKA, II, p.647. Ajoutons que ces lignes ont été écrites à la suite d’un texte consacré à Goethe, et tout spécialement au naturaliste, qu’avait lu Novalis : Beiträge zur Optik (1791-94), l’essai sur la métamorphose des plantes (1791), et les trois conférences sur la métamorphose des insectes (1796), ce qui permet à Richard Samuel d’écrire que "Novalis inclut le naturaliste Goethe dans sa considération de la personnalité et de l’oeuvre, et ce pour la première fois dans la Goethekritik" (HKA, II, p. 519).

[10] Lettre à Caroline Schlegel du 9 septembre 1798. HKA, IV, p. 260.

[11] Lettre à August Wilhelm Schlegel du 12 janvier 1798, HKA, IV, p. 246. Sans doute Novalis, comme Schlegel, se souvient-il du passage du Banquet (210 d) de Platon, où Diotime parle de "l’Océan de la beauté". Cf. Le banquet, traduction d’Emile Chambry, Paris, GF, 1964, p. 72.

[12] Ibid., p. 246.

[13] In : L’absolu littéraire, op.cit., p. 295. Même image chez son frère August Wilhelm, pour lequel la poésie est "ce qu’il y a de plus originel, l’art originaire et matriciel de tous les autres", mais aussi "l’accomplissement ultime de l’humanité, l’océan auquel tout retourne, même ce qui, par telle ou telle figure, s’en est le plus éloigné". Cité par Ernst Behler, Le premier romantisme allemand, op. cit., p. 64.

[14] L’absolu littéraire, id.

[15] Ibid., id.

[16] HKA, II, p. 455-457.

[17] HKA, IV, p. 260. Lettre du 9 septembre 1798.

[18] Ibid., p. 261.

[19] HKA, II, p. 640. Cf. J.W. Goethe, Introduction à une morphologie, traduction de Laurent Margantin, in Cahiers de Géopoétique, 5, 1996, p. 21-28.

[20] HKA, II, p. 640.

[21] HKA, II, p. 463.

[22] HKA, II, p. 571.

[23] HKA, II, p. 578.

[24] Ibid., id.

[25] Cf. Jean-Louis Vieillard-Baron, Microcosme et macrocosme chez Novalis, in : Etudes philosophiques, 2 , 1983, p. 195-208.

[26] HKA, II, p. 293.

[27] HKA, II, p. 287.

[28] In : L`absolu littéraire, op.cit., p. 347. Novalis écrit également : "Die Idee vom Microcosmus ist die höchste für den Menschen. / Cosmometer sind wir ebenfalls". HKA, II, p. 594.

[29] Cf. Richard Kroner, Von Kant bis Hegel, Tübingen, 1921 (réédition 1977).

[30] L’absolu littéraire, p. 343.

[31] Traduction de Marcel Camus, op.cit., p. 97.

[32] Ibid., p. 100.

[33] Ibid., p. 99.

[34] In : L’absolu littéraire, op.cit., p. 290.

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